TYPE DE SUPPORT : ARTICLE | CATÉGORIE : DANS LA PRESSE
AUTEUR : Patrick Bignon
DATE : 9 décembre 2025
Le turnover dans les cabinets d’avocats ne va pas faiblir. Comment mieux l’anticiper et le gérer ?
Le turnover, c’est (encore !) un anglicisme qui décrit selon la Chambre de Commerce et de l’Industrie « le taux de renouvellement des effectifs au sein d’une organisation sur une période donnée« . Selon la même CCI, il est « un indicateur clé de la santé d’une entreprise, souvent causé par des problèmes de management, une mauvaise adéquation poste-collaborateur, l’absence de perspectives d’évolution, des conditions de travail dégradées et une rémunération insuffisante. » [1] Ce mouvement, perçu en général comme négatif, touche également les cabinets d’avocats.
Patrick Bignon, associé du cabinet Bignon De Keyser, cabinet de conseil en en stratégie et organisation dédié aux professions juridiques, en décrypte avec recul les conséquences pour eux, et leur en propose une approche réfléchie pour s’y préparer et mieux le gérer.
Dans le contexte d’un marché incertain, difficile et en pleine transformation, s’interroger sur le turnover dans un cabinet d’avocats peut paraître à contre-courant des vrais sujets, et pourtant le sujet reste d’actualité.
Qu’entendons-nous par turnover dans un cabinet d’avocats ?
« Généralement, lorsqu’on parle de turnover dans un cabinet d’avocats, on s’intéresse au taux de rotation des avocats, qu’ils soient associés ou collaborateurs. En pratique, on mesure la proportion de départs et d’arrivées sur une période d’un an.
Même si les chiffres du turnover sont suivis par de nombreux cabinets, le sujet turnover reste un sujet touchy , et de nombreux cabinets, pour des raisons plus qu’évidentes, ne souhaitent pas communiquer sur ce sujet. »
Comment interpréter le turnover ?
« Le turnover, même dans un marché actuel moins dynamique et à croissance plus limitée, reste une préoccupation majeure et un enjeu important pour les cabinets qui doivent, au-delà des difficultés du recrutement, fidéliser leurs talents.
Lorsque l’on pense turnover, on a tendance à voir les choses de façon négative, et pourtant le turnover n’est pas forcément négatif. De nos observations, le turnover peut être sain et révéler une gestion efficace de ses talents et en particulier au cours des premières années au sein d’un cabinet.
Cette période joue en effet un rôle de révélateur, elle permet d’identifier si le collaborateur dispose réellement des qualités techniques, relationnelles et comportementales pour progresser dans l’environnement du cabinet. Cette période d’observation est encore plus importante aujourd’hui à l’ère de l’intelligence artificielle où se pose la question de l’utilisation et de la formation des collaborateurs les plus juniors. Donc une gestion rigoureuse et sélective de ses talents peut entrainer un turnover incompressible.
Le turnover peut s’avérer plus négatif quand il concerne la génération des collaborateurs confirmés dont les cabinets vont avoir encore plus besoin pour démontrer leur valeur ajoutée avec les transformations résultant de l’IA.
De même, les départs volontaires non souhaités peuvent être analysés différemment selon le type de structure que les avocats concernés rejoignent.
Rejoindre un client ou un potentiel client ou un cabinet d’avocats concurrent doit s’interpréter différemment ; en d’autres termes, certains collaborateurs peuvent être davantage regrettés que d’autres.
C’est pourquoi l’analyse est essentielle ; il est important de mesurer les départs de ceux qui comptent pour le cabinet. Pour affiner la mesure, il est recommandé de catégoriser son turnover selon le niveau d’expérience, les statuts existants au sein de son cabinet, les départements et les bureaux. «
Quand le turnover devient-il problématique pour un cabinet ?
« Le turnover devient réellement problématique lorsqu’il perd son rôle naturel de régulation et commence à fragiliser le cabinet. Il l’est tout particulièrement dans les situations suivantes :
• Le départ de collaborateurs expérimentés : le départ de profils formés, autonomes et intégrés représente une perte nette (perte de savoir-faire, de mémoire client…). C’est souvent un problème de management.
• Le turnover massif désorganise les équipes, surcharge ceux qui restent et peut détériorer la qualité du service client.
• Le turnover qui touche les profils clés dans la mesure où il peut remettre en cause une expertise, un secteur d’activités.
• Le turnover qui coûte plus qu’il ne régule : le recrutement et la formation ont un coût financier, humain et opérationnel qui pèse nécessairement sur la rentabilité d’un cabinet.
• Le turnover qui dure dans le temps. Si les problèmes de turnover ne sont pas réglés rapidement, ils peuvent causer d’importants problèmes au sein des cabinets. »
Comment expliquer le turnover des cabinets ?
« Les causes sont souvent multiples :
• charge de travail trop élevée ou mauvaise affectation de la charge,
• manque de perspective d’évolutions,
• mauvaise communication…
Mais en pratique, la cause essentielle réside très souvent dans la qualité du management des associés.
Les collaborateurs quittent rarement un cabinet pour son niveau d’exigence. Ils le quittent davantage à cause du manque de disponibilité des associés, de bienveillance, de feedback ou de reconnaissance.
Un management défaillant crée un sentiment d’injustice ou de stagnation, même chez les profils motivés et compétents. À l’inverse, un management impliqué réduit le turnover. D’ailleurs, les associés dont généralement le management est apprécié gardent leurs collaborateurs et réussissent à les engager à une époque où l’on dit que les collaborateurs le sont moins. «
Comment gérer au mieux les problèmes de turnover ?
« Pour lutter efficacement contre le turnover des collaborateurs, il ne suffit pas de réagir aux départs : il faut adopter un état d’esprit de vigilance continue. Les causes du turnover étant multiples (management, charge de travail, perspectives, culture, reconnaissance) la réponse doit être globale et permanente. Cela implique de suivre régulièrement le climat dans les équipes/départements/bureaux, de maintenir un dialogue ouvert avec les collaborateurs et de pratiquer un management de proximité fondé sur l’écoute et le feedback. Il s’agit également d’anticiper plutôt que de subir : détecter tôt les signaux faibles de désengagement, ajuster la charge de travail, clarifier les objectifs, accompagner la progression et donner des perspectives réalistes.
En créant un environnement où la qualité du management des associés et l’attention portée aux conditions de travail sont des préoccupations constantes, le cabinet limite l’apparition de problèmes structurels et transforme le turnover en un phénomène maîtrisé, normal et non déstabilisant pour les équipes. »
Le turnover risque-t-il de s’intensifier dans les années à venir ?
« Oui, plusieurs tendances laissent penser que le turnover pourrait s’accentuer dans les cabinets d’avocats.
D’abord, l’arrivée massive de l’intelligence artificielle va profondément transformer l’organisation du travail. Si l’IA promet de réduire la charge sur certaines tâches répétitives, elle pourrait également conduire à une diminution des besoins en effectifs juniors, rendant les trajectoires de carrière plus incertaines et potentiellement plus concurrentielles. Cette évolution pourrait accentuer les départs de jeunes avocats qui ne voient plus de perspectives claires ou qui souhaitent se repositionner plus tôt vers des rôles à plus forte valeur ajoutée.
Parallèlement, les nouvelles générations, notamment la génération Z, expriment des attentes très différentes : elles veulent apprendre vite, être encadrées, disposer d’un environnement respectueux de l’équilibre de vie, et s’engagent moins dans des modèles hiérarchiques rigides ou dans des parcours dont les étapes semblent figées. Lorsqu’un cabinet n’offre pas ces conditions, ces jeunes profils n’hésitent plus à changer rapidement d’environnement ou de mode d’exercice.
En combinant l’impact de l’IA, l’évolution du marché du travail juridique et les aspirations de la nouvelle génération, il est probable que le turnover futur soit plus élevé, plus précoce et plus difficile à anticiper pour les cabinets qui ne s’y préparent pas dès maintenant. »
Propos de Patrick Bignon, recueillis par Nathalie Hantz, Village de la Justice.