TYPE DE SUPPORT : ARTICLE | CATÉGORIE : CHRONIQUES
AUTEUR : Patrick Bignon
DATE : 16 décembre 2025
L’avenir du Corporate M&A dans les cabinets d’avocats à l’ère de l’intelligence artificielle
Bignon De Keyser partage dans « Insights » son analyse des tendances, des innovations, des nouveaux outils, des nouvelles offres de services et des idées originales susceptibles d’intéresser ses clients.
Ce nouvel Insights est consacré à l’avenir des activités Corporate M&A au service des entreprises dans les cabinets d’avocats recouvrant généralement les opérations de fusions-acquisitions, les restructurations et cessions intragroupes et les « joint-ventures ».
Le Private Equity et ses dynamiques spécifiques sont volontairement exclus car ils obéissent à des logiques de marché et de structuration distinctes.
Comme toujours, nous serions heureux d’échanger avec vous sur ce thème et d’intégrer vos suggestions dans nos prochaines publications.
Sommaire
L’avenir du Corporate M&A dans les cabinets d’avocats à l’ère de l’intelligence artificielle
- Une mutation sans précédent
- Une segmentation accrue du marché du corporate M&A
- La chaîne de valeur du corporate M&A et les tendances prévisibles
- L’évolution des rôles des associés et des collaborateurs
- L’effritement du modèle classique de rentabilité : vers une nouvelle économie du corporate M&A
- La redéfinition de la place du corporate M&A
- En guise de conclusion
Introduction
Longtemps, la pratique Corporate M&A, a été un moteur de croissance dans les cabinets d’avocats. Elle subit aujourd’hui une transformation d’une ampleur inédite très différente des fluctuations habituelles liées aux cycles économiques plus ou moins favorables de l’économie au cours des dernières années.
Aujourd’hui, au-delà du ralentissement conjoncturel des dernières années et d’un volume de transactions moins important, quels que soient les segments concernés du marché, l’IA et la standardisation vont bouleverser les pratiques des avocats corporate M&A au service des entreprises et de leurs dirigeants et les modèles économiques et organisationnels des cabinets d’avocats.
Cet insight propose un éclairage des mutations à l’œuvre pour les activités corporate et des pistes de réflexion sur la valeur ajoutée de l’avocat corporate demain.
Il couvre les thèmes suivants :
- l’ampleur de la mutation,
- la segmentation accrue du marché entre complexité et commodities,
- la transformation de la chaîne de valeur du corporate,
- l’évolution des rôles des associés et collaborateurs,
- l’effritement du modèle classique de rentabilité et l’émergence d’une nouvelle économie du corporate,
- la redéfinition de la place du corporate M&A au sein des cabinets d’avocats.
et en guise de conclusion nos recommandations pour relever les défis de cette transformation.
Une mutation sans précédent
L’offre Corporate M&A au service des entreprises a toujours été perçu comme un moteur de l’activité des cabinets, non seulement par son propre développement, mais également par sa capacité à irriguer de nombreuses autres pratiques au sein des cabinets.
Aujourd’hui, on observe que cette pratique, longtemps fondée sur une technicité documentaire, fait face à une double pression, d’abord technologique (automatisation, IA générative, analyse de données) et ensuite économique (exigence de productivité, compression des coûts, remise en question des fonctions traditionnelles).
Dans ce nouvel environnement en mutation de plus en plus rapide, le travail juridique se déplace du document vers l’aide à la décision et un savoir de plus en plus sophistiqué. La question centrale devient : où se situe désormais la valeur ajoutée de l’avocat corporate ?
Une segmentation accrue du marché du corporate M&A
Tel qu’on l’observe déjà aujourd’hui, le marché du corporate transactionnel se recompose à deux vitesses :
- d’un côté, les transactions à forte intensité intellectuelle, complexes, stratégiques, pluridisciplinaires où la valeur du jugement et de la négociation reste déterminante.
- de l’autre, les opérations standardisées à faible risque et rapidement automatisables.
avec comme conséquence l’émergence de deux modèles économiques :
- un conseil à forte valeur ajoutée à dimension stratégique,
- un service plus industrialisé à faible marge nécessitant du volume et de l’efficience.
La chaîne de valeur du corporate M&A et les tendances prévisibles
Difficile de ne pas penser que l’IA ne va pas transformer de façon radicale la chaîne de valeur du corporate.
Déjà, les étapes traditionnellement consommatrices de temps et de ressources collaborateurs comme :
- les dues diligences et l’analyse des data rooms,
- la revue de la documentation,
- la rédaction de la documentation juridique.
sont et seront fortement optimisées et devront être de façon permanente reconfigurées dans leurs process.
Ces gains d’efficacité conduiront nécessairement les clients à remettre en cause la valorisation de ces tâches dans la facturation des cabinets d’avocats.
Mais au-delà de l’économique, on peut penser que les clients, grâce aux outils et plateformes diverses, deviendront plus autonomes et pourront faire de plus en plus sans les avocats, en internalisant davantage certaines prestations réalisées par ces derniers. Le risque pour les cabinets d’avocats en particulier ceux intervenant sur le small et mid-market est de voir une partie de leur travail capté en amont, avant même que l’avocat ne soit sollicité.
En d’autres termes, on peut penser que certaines tâches autrefois externalisées par les grands groupes et ETI seront internalisées et assurées par leur direction juridique ou leur pôle développement stratégie et M&A parfois rattaché à la direction générale ou à la direction financière.
Dans ce contexte, les cabinets les mieux positionnés seront sollicités pour :
- les opérations à risque élevé,
- les transactions transfrontalières,
- les négociations sensibles impliquant notamment des problèmes de gouvernance…
…et plus largement pour apporter une crédibilité et sécurité juridique aux décisions clés liées aux transactions.
En conséquence, on peut craindre et prévoir un rétrécissement du conseil corporate, avec :
- des entreprises qui intègreront des juristes renforcés par les outils d’IA,
- des avocats qui n’interviendront plus sur l’ensemble de la transaction mais seulement sur les segments à forte valeur ajoutée : stratégie, gouvernance, crise, complexité juridique ou humaine.
L’évolution des rôles des associés et des collaborateurs
Dans cette évolution de la chaîne de valeur, le rôle de l’avocat Corporate M&A ne disparait pas mais on peut prévoir une redéfinition de la nature des rôles, avec certainement des difficultés à anticiper pour certains associés actuels des cabinets non suffisamment préparés pour cette transition.
Un nouveau rôle pour les associés ?
L’associé corporate de demain ne sera pas qu’un bon rédacteur et négociateur de deals ; il devra être capable d’articuler le droit, la technologie, la stratégie et les enjeux économiques de ses clients…
Les compétences gagnantes seront :
- une intelligence transactionnelle fine,
- une maturité relationnelle,
- une agilité technologique et organisationnelle.
Il devra être un fin lecteur des contextes avec une capacité d’analyse stratégique et d’anticipation :
- sa compréhension des logiques économiques au-delà du droit sera essentielle,
- son intelligence relationnelle dans les contextes de négociation ou de tensions sera encore plus importante qu’aujourd’hui.
Il sécurisera les personnes avant les documents.
Il devra encore plus qu’aujourd’hui savoir orchestrer les compétences et être une porte d’entrée vers de nouvelles expertises à forte valeur ajoutée.
Enfin, il saura faire le bon usage de l’IA sans la subir mais en la pilotant.
Afin d’accompagner leurs associés à cette transformation de leur rôle, les cabinets vont devoir investir dans des formations « Soft Skills » pour leurs associés.
Un nouveau rôle pour les collaborateurs ?
Quant aux collaborateurs, on peut penser que les transformations liées à l’IA seront encore plus profondes que celles affectant le rôle d’associé.
Leur apprentissage traditionnel fondé sur la répétition des tâches documentaires et des travaux de réaction est remise en cause par l’automatisation. Ces tâches constituant le socle de leur formation technique et du développement de leur réflexe professionnel, le risque est de voir émerger une génération de collaborateurs habiles avec les outils, mais moins aguerris à l’analyse et au raisonnement juridique.
Pour éviter cette dérive, les cabinets vont devoir repenser leurs modèles de formation pour permettre à leurs collaborateurs :
- d’interpréter la donnée juridique et économique,
- de développer de nouvelles compétences,
- de savoir lire les signaux faibles,
- de repérer les points d’attention majeurs,
- de dialoguer plus efficacement avec les clients.
Le collaborateur de demain devra être un analyste de la donnée, un interprète plus qu’un simple producteur de contenu juridique.
Une nouvelle relation entre associés et collaborateurs ?
L’évolution du corporate va modifier profondément la relation entre associés et collaborateurs. Historiquement, la relation était verticale : l’associé détenait le savoir, le collaborateur apprenait en exécutant. Avec l’accès généralisé à l’information et aux outils d’IA générative, l’asymétrie traditionnelle va s’éroder de plus en plus. Le collaborateur va intervenir sur des sujets plus complexes, plus jeune, que les générations précédentes.
Cette évolution peut ouvrir la voie à un nouveau modèle : un compagnonnage augmenté. L’associé transmet désormais non plus des connaissances (accessibles via l’IA) mais de l’expérience : l’intuition du deal, la tactique de négociation, la gestion des rapports de force et des enjeux politiques internes au client. Le collaborateur, plus agile dans l’environnement technologique, pourra apporter ses compétences technologiques, sa capacité à structurer l’information et à automatiser certaines séquences du travail transactionnel. La relation peut devenir complémentaire.
L’effritement du modèle classique de rentabilité : vers une nouvelle économie du corporate M&A
La concurrence forte sur certains segments du marché, et en particulier ceux du small et du mid market, avait déjà fortement impacté la facturation au temps passé. La commoditisation de nombreuses transactions est déjà dans les faits une réalité. Le mouvement avec l’IA va s’accélérer et la rentabilité de la pratique corporate va dépendre de la capacité des avocats à articuler leur valeur ajoutée et à encore mieux générer des synergies avec de nouvelles offres de services indispensables aux clients.
Les cabinets vont devoir concevoir des modèles économiques nouveaux et hybrides en structurant une nouvelle approche du pricing, fondée sur des indicateurs économiques différents. Par exemple, les forfaits de plus en plus utilisés en pratique devront avoir plusieurs dimensions :
- la valeur de la composante IA,
- la valeur de la composante humaine,
- le « pricing power », qui sera le vrai facteur de marge pour le cabinet en cherchant à facturer non pas ce que cela coûte, mais ce que cela vaut.
Les cabinets et leurs avocats corporate devront modéliser les critères permettant d’évaluer leur valeur ajoutée et, bien sûr, convaincre leurs clients de la pertinence de leurs méthodes.
Dans cette modélisation, la signature va devenir encore plus un actif stratégique : elle incarne la capacité à réduire l’incertitude, à décrypter les jeux d’acteurs, à anticiper les risques non standards et à sécuriser les choix de direction. Elle n’est plus seulement la preuve que le contrat est bien rédigé, mais que la décision prise est la bonne. Autrement dit, la valeur de la signature se déplace du document vers le jugement. Dans la nouvelle économie du corporate, la signature devient un instrument de confiance.
En pratique, le corporate, que l’on percevait dans les cabinets comme un « canal de distribution » de nombreuses autres expertises qu’il intégrait dans ses prestations, va devoir se réinventer.
La redéfinition de la place du corporate M&A
Pour les cabinets, les départements corporate, les avocats corporate, le débat n’est pas de savoir si l’IA va tout changer ou pas, mais bien de rester dans la course.
Déjà, en tant que cabinet de conseil, nous observons que certains n’ont pas encore pris la mesure du changement et sont très en retard dans la prise en compte de cette mutation.
Au-delà des rôles, des avocats qui vont évoluer, les cabinets dont le corporate au service des entreprises est un moteur, vont devoir repenser leur modèle transversal. C’est certainement une priorité pour les cabinets les plus « full service ».
On peut d’ores et déjà imaginer plusieurs scénarios possibles de ce que pourrait être la partie Corporate hors Private Equity d’un département corporate demain.
Le premier scénario, c’est l‘impérative montée dans la chaîne de valeur pour ceux qui voudront rester sur la valeur ajoutée et la relation directe avec les décideurs. Certaines boutiques ou cabinets sont déjà perçues de cette manière mais leur nombre est encore très limité.
Cela supposera de ne plus seulement se positionner sur l’ensemble du cycle du deal, mais sur les segments à plus forte valeur ajoutée et surtout une montée en gamme relationnelle avec les entrepreneurs, les dirigeants, les investisseurs, les actionnaires en comprenant les logiques économiques de leurs opérations.
Dans ce scénario, une expertise sectorielle fine deviendra un atout manifeste que l’IA ne pourra pas remplacer facilement.
Le deuxième scénario concerne la transversalité.
On peut prévoir que le corporate ne sera plus une machine à deal pluridisciplinaire, mais davantage un levier pour développer des relations clients de façon étroite. En ouvrant des portes et des nouvelles opportunités, il deviendra ainsi la porte d’entrée vers de nouvelles offres à forte valeur ajoutée et très rentables que devraient offrir les cabinets en diversifiant leurs sources de valeur, notamment autour des problématiques de gouvernance, d’ESG, de contrôle des investissements étrangers et des risques entrainant des contentieux stratégiques…
Le corporate deviendra moins un centre de production, mais davantage le cœur du lien stratégique avec les clients. Sa performance devra être perçue différemment. Elle devra être appréciée davantage collectivement, selon de nouveaux indicateurs à imaginer.
En guise de conclusion
Par quoi commencer ? La tâche est immense et concerne de nombreuses questions encore ouvertes.
L’ampleur de la transformation impose d’agir sur plusieurs fronts. C’est ce que nous recommandons à nos clients souhaitant le faire par la constitution d’un comité ad hoc en charge des réflexions à mener.
Le premier chantier que l’on ne peut éviter est celui de l’efficacité opérationnelle et de l’introduction de l’IA dans toute la chaîne de valeur du corporate par une analyse rigoureuse de chaque processus et de ce qui peut être fait à l’aide de l’IA.
Ce travail sur l’efficacité devrait permettre également de mieux cerner les besoins en ressources et tenter de mesurer l’impact de l’IA sur les besoins en ressource, l’effet levier et en particulier celui du recours aux collaborateurs les moins expérimentés.
Le deuxième chantier concerne la gestion des talents.
Bien entendu, il y aura lieu de travailler sur les parcours collaborateurs et associés pour déterminer les nouvelles qualités dont auront besoin les cabinets afin de réorienter leurs politiques de recrutement sur des profils plus alignés avec les besoins des entreprises.
De même, il faudra également travailler sur la formation et en particulier celle des collaborateurs pour les aider à mieux maîtriser l’usage de l’IA tout en les aidant à acquérir les compétences de jugement et de raisonnement qu’ils apprennent à travers certaines tâches aujourd’hui confiées à l’IA, sans oublier la capacité à interpréter les situations complexes et à comprendre les « business models » de leurs clients.
Enfin, il y a un travail important à faire sur le modèle économique en travaillant de fond en comble la politique des prix de la pratique Corporate et ce qui peut permettre de mieux valoriser le conseil à forte ajoutée.
En définitive, la pratique corporate entre dans une nouvelle ère où la valeur ne réside plus seulement dans la maitrise du droit mais dans la capacité à anticiper non seulement les opportunités mais également les problématiques essentielles le plus en amont possible, tout en comprenant les logiques économiques, politiques et humaines d’une opération.